Extrait


Lorsqu’il parvint à l’arrêt d'autobus, une dame y patientait déjà. Sa présence le soulagea quelques instants : il ne devait pas encore être trop tard. Il s'approcha avec précaution du poteau sur lequel avait été fixé un panneau d’affichage, bien que l’obscurité du soir l’empêchât d'y lire distinctement les horaires. En suivant du doigt les lignes du quadrillage, tout juste éclairées par l'unique lampadaire érigé quelques pas plus loin, il réussit à trouver réponse. Un dernier passage aurait bien lieu d’ici une vingtaine de minutes.

En se redressant, il massa sa nuque humide de la paume et laissa son regard divaguer. Des nappes de vent chaud s'engouffraient en silence, effleuraient toitures et jardins, caressaient d’un souffle léger les rangées de pins assoupis. Quelques carillons oscillaient au loin dans un tintement étouffé. Au-dessus de sa tête, une étrange pénombre s’étendait sans forme, épaisse et opaque, comme une coulée de lave noire.

Malgré la douceur du soir, il hésitait à attendre là le passage du bus. Il songeait à remonter la route à pied – celle qui serpentait le long de la forêt jusqu’aux villages voisins – de manière à s’épargner une pause inutile. Ses jambes fléchissaient toutefois et, finalement, ce fut la fatigue qui prit la décision à sa place. 

Il s'approcha du banc où patientait sagement la femme et s’annonça par le craquement de ses pas foulant le gravier.

— Bonsoir, hésita-t-il.

— Bonsoir, répondit-elle.

Cette dernière saisit le cabas posé à ses côtés et le fit glisser au sol.

— Merci.

— Je vous en prie ; c'est bien normal.

L’adolescent prit place en veillant à ne pas la serrer de trop ni à s’asseoir sur sa longue jupe traînante. Il pressa ses mains entre ses jambes et fit mine de regarder au loin. 

Sa voisine reprit sa posture initiale, l’œil rivé vers la forêt qui, face à eux, bordait la route. Un sentiment d’apaisement teintait son visage sur lequel le temps avait tracé ses marques, affaibli ses paupières, azuré ses veines. Les courants d'air tiède soulevaient doucement l'étoffe carmin qui ceignait son cou. Le tissu, brodé tout du long de motifs orientaux – infinies arabesques aux reflets d'or – ployait et ondulait dans un froissement feutré. Son éclat dénotait dans cet ensemble aux pièces sobres et aux souliers que d’innombrables voyages avaient dû élimer. 

Ainsi immobile, le dos raide et les paumes ouvertes posées sur ses cuisses, elle semblait peu à peu se statufier. Ses yeux observaient, mais ne regardaient plus.

Devait-il se risquer à engager la conversation ? Trouver quelconque prétexte pour ne pas rester muet durant de pesantes minutes ? Il fut lui-même surpris que cette autre présence humaine pût le mettre ainsi mal à l'aise.

— Cette saison est terriblement agréable, remarqua-t-elle.

Le jeune homme tressaillit en la voyant s'animer ainsi, sans qu'elle fît le moindre mouvement. Pris de court, il ne sut quoi rétorquer au commentaire.

— Hum ! Oui, c'est vrai…

Il se sentit bête, lui qui avait toujours été si mauvais pour les bavardages usuels ; ceux dont l'exercice consistait pourtant à poser tour à tour sur la table des cartes convenues d’avance. Pire, le prochain quart d’heure serait insoutenable si la tentative de conversation s’arrêtait sur cet aveu d’échec. Dans ce silence agité, son interlocutrice eut la décence de poursuivre :

— Je perçois, depuis que je suis assise ici, une senteur très agréable dans l'air. L’avez-vous remarquée ? J'ignore si elle provient de la forêt ou des jardins qui nous entourent.

Ce qu'il distingua sur l'instant, ce fut le léger accent que trahissaient ses paroles : une intonation étrangère qui lui fit songer qu'elle devait être touriste, ou peut-être expatriée. Il se concentra néanmoins sur la demande et fit l'effort d’inspirer intensément… 

Elle avait raison. Des effluves fleuris se mêlaient à la brise chaude et se dispersaient jusqu’à eux. D'ailleurs, la fragrance ne lui était pas inconnue : infiniment suave, douce et enivrante, quelque peu entêtante… 

— C'est du jasmin étoilé, conclut-il. 

À ces mots, la femme fit lentement pivoter son visage vers le sien. Il vit ses lourdes paupières s'entrouvrir pour y dévoiler deux prunelles claires, acérées.